[Tribune] Prélèvement à la source : à quand une réforme fiscale féministe ?

Tribune parue dans Libération le 15 mai 2019, par Blandine PARCHEMAL, membre du conseil d’administration d’Osez le Féminisme !

Quand on évoque le thème de la fiscalité, on se dit, de prime abord, que le féminisme n’a rien à faire là-dedans, qu’il s’agit simplement de calculs neutres appliqués aux revenus des individus peu importe leur sexe. Et puis, si on creuse un peu, on se rend vite compte que le patriarcat, comme dans tous les autres domaines, s’est immiscé à ce niveau-là aussi et de façon bien plus subreptice puisque largement non visible.

Alors que pour chacune et chacun, c’est le moment de remplir sa déclaration de revenus 2018, arrêtons-nous donc un instant sur le mode de calcul de l’impôt sur le revenu, un mode de calcul laissé inchangé dans le cadre de la réforme du prélèvement à la source.

Outre la prise en compte des ressources annuelles détenues par le foyer fiscal, le calcul de l’impôt sur le revenu s’effectue à la suite de l’application de deux mécanismes importants : le quotient conjugal et le quotient familial. Le quotient conjugal, qui consiste pour un couple marié ou pacsé à être imposé conjointement est un mécanisme qui n’a pas le même impact selon que les revenus au sein du couple sont égaux ou inégaux. En effet, du fait de l’application du quotient conjugal au barème tranche par tranche (1), la réduction d’impôt obtenue est d’autant plus forte que les revenus au sein du couple sont inégaux et que le revenu global est élevé (2). De fait, la division, puis re-multiplication par deux de revenus inégaux permet de réduire le taux d’imposition.

Ainsi, plus les revenus du couple tendent vers l’égalité, moins le mécanisme de quotient conjugal n’apporte de réduction d’impôts et pour un couple dont les revenus seraient totalement égaux, le bénéfice est même totalement nul : en effet, le fait de diviser par deux le revenu du couple fait retomber chaque conjoint dans la même tranche d’imposition que s’il avait été seul.

Trappe à pauvreté

Non seulement, le système du quotient conjugal bénéficie davantage aux couples dont les revenus sont inégaux, mais il désincite aussi le conjoint dont les ressources sont les plus faibles, soit les femmes le plus souvent, à reprendre une activité ou bien à passer d’un mi-temps à un plein-temps puisque son revenu sera alors immédiatement imposé, lui aussi, à un taux élevé, autrement dit, dans les tranches hautes du barème.

Or sachant que le revenu salarial net moyen des femmes est inférieur de 25 % à celui des hommes (3), qu’elles occupent 55 % des bas salaires et 63 % des emplois non qualifiés (4), il n’est pas difficile d’en conclure, qu’au sein du couple, ce sont majoritairement les femmes qui ont les ressources les plus faibles (5).

Le quotient conjugal est donc un système qui décourage proprement le travail des femmes et les maintient dans l’occupation d’emplois précaires et faiblement rémunérés. Il agit comme une trappe à pauvreté mais uniquement à destination des femmes. Autant dire qu’une politique réellement soucieuse de l’égalité femmes-hommes devrait avoir depuis bien longtemps supprimé le quotient conjugal.

A contrario, le choix, dans le cadre de la réforme actuelle, d’avoir évité une « »déconjugalisation » de l’impôt, qui aurait pénalisé les foyers où les revenus personnels sont déséquilibrés entre conjoints» (6) apparaît comme un choix délibéré en faveur d’une politique publique qui continue à favoriser les déséquilibres de revenus au sein du couple et donc, à maintenir bien souvent les femmes dans une situation de dépendance et de précarité. Réforme moderne, vraiment ?

Quant au quotient familial, qui consiste à adapter le montant de l’impôt brut à l’importance du foyer et fonctionne selon le même modèle que le quotient conjugal, outre sa forte régressivité (7), il agit comme la mise en œuvre d’une véritable politique nataliste exhortant les femmes à faire des enfants et au moins trois si possible (8). Décidément, la politique fiscale française semble s’attacher à imposer certains choix de vie aux femmes, et ce, bien au-delà de la question de l’impôt sur le revenu.

Conception conservatrice

Il y a un terme qui unit et justifie les mécanismes de quotient conjugal et familial, c’est celui de foyer fiscal. Un terme qui résume à lui seul la conception conservatrice et patriarcale de la politique fiscale française et qui enferme les femmes dans des rôles sociaux et familiaux.

Par exemple, une discorde, même longue entre époux, ne suffit pas à entraîner la dissolution du foyer fiscal. Ainsi, même séparée dans les faits de son conjoint (sans qu’il n’y ait eu divorce ou rupture de pacs), la femme doit donc continuer d’être rattachée au foyer fiscal. On imagine alors toutes les difficultés auxquelles peut faire face une femme dans le cas où elle subirait des violences (physiques, sexuelles) suite à cette séparation.

Autre exemple : si une demi-part supplémentaire est attribuée pour le 1er enfant à charge des personnes seules, c’est seulement à condition que celles-ci ne vivent pas en concubinage. Une vision qui présuppose que lorsque la femme vit avec un concubin, alors celui-ci automatiquement partage la charge de l’éducation de l’enfant. Ce qui est loin d’être évident.

En revanche, ce qui est évident avec ces deux exemples, c’est la volonté de la politique fiscale française de rattacher la femme à son conjoint, de la mettre sous tutelle, peu importe la situation. De fait, si la femme est séparée de son concubin, mais sans que la séparation soit officielle, alors elle reste rattachée à lui et si, situation inverse, la femme est seule mais vit avec un conjoint de façon non officielle alors elle est également rattachée à lui et perd sa demi-part. Dans tous les cas, elle n’a donc pas le choix et son autonomie est bafouée.

Une réforme qui ne favorise pas l’émancipation des femmes, mais les maintient dans des situations de dépendance et de vulnérabilité, ce n’est pas une réforme moderne, mais la simple perpétuité d’une conception patriarcale de la société.

Supprimer la notion de foyer fiscal et mettre en place une réelle individualisation de l’impôt sur le revenu constituent en revanche les premiers jalons d’une politique fiscale véritablement attentive à l’égalité femmes-hommes.

(1) Le quotient conjugal (ou familial) est appliqué au barème tranche par tranche. Pour 2019, le barème est le suivant : jusqu’à 9 807 € : 0 % / de 9 807 € à 27 086 € : 14 % / de 27 086 € à 72 617 € : 30 % / de 72 617 € à 153 783 € : 41 % / plus de 153 783 € : 45 %.

(2) Par exemple, un homme célibataire dont le revenu net est de 50 000 euros annuels devra payer 9 593 € d’impôts. S’il se pacse avec une femme dont les revenus nets imposables sont de 16 750 €, alors son impôt brut ne sera plus que de 8 612 €. En revanche, admettons que sa femme ait un revenu net imposable de 20 030 €, alors son impôt brut sera de 9 596 €

(3) https://www.insee.fr/fr/statistiques/3303378?sommaire=3353488

(4) https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/pauvrete-au-travail-les-femmes-en-premiere-ligne/

(5) Selon une étude de l’Insee, en 2011, les femmes en couple percevaient un revenu inférieur de 42 % à celui des hommes alors que l’écart n’était que de 9 % entre les femmes et les hommes sans conjoint

(6) Cahiers français n°405, juillet-août 2018, «Fiscalité : l’affaire des citoyens»

(7) Tout comme le quotient conjugal, le quotient familial bénéficie de manière disproportionnée aux 10 % des revenus les plus élevés. Plus largement, la politique familiale donne en moyenne une fois et demie à deux fois plus par enfant aux 10% des individus les plus riches.

(8) Une demi-part en plus est attribuée à chacun des deux premiers enfants et une part entière à compter du troisième enfant

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